Notre méthodologie d’intervention
La notion de « Collectif de travail »
Le collectif de travail : un enjeu de santé
Entre l’organisation formelle du travail et l’activité de chacun, il existe, quand elle a pu se développer, une mémoire collective, une histoire partagée qui a retenu les manières de faire et de dire reconnues comme efficaces. On pourrait parler de « métier ». En psychologie du travail, on parle de « genre professionnel ». Le genre professionnel est l’instrument collectif de l’activité. Il permet de mettre les ressources de l’histoire accumulée au service de l’action présente. Il met à disposition de chacun un stock de manières de faire, de gestes, d’énoncés que l’histoire partagée d’un collectif a conservé comme faisant jurisprudence pour le travail collectif. Il est comme un « répondant » intérieur pour celui qui agit. Grâce au genre, chacun n’est pas seul devant l’imprévu, même s’il est physiquement seul à son poste. Le genre lui évite d’être directement exposé, subjectivement, aux contradictions qu’il rencontre. Le genre se présente ainsi comme un intercalaire social entre soi et la situation de travail. C’est un instrument pour agir, sans lequel, comme c’est le cas pour les nouveaux venus, il faut s’attendre à « errer seul parmi l’étendue des bêtises possibles[1] ».
On ne peut parler de collectif de travail que lorsqu’il existe un genre professionnel sur lequel chacun peut s’appuyer pour s’affronter au réel. Dans le cas contraire, il peut y avoir une collection d’individus sans qu’on puisse parler de collectif. C’est alors la santé des individus qui est menacée, « chacun ne pouvant plus compter que sur ses propres ressources psychiques est renvoyé à lui-même, à la fragilité de ses équilibres privés, aux risques de désordres graves du corps et de l’esprit[2] ».
Se reconnaître dans une gamme partagée de manières de faire, ou de dire, ne signifie pas être condamné au consensus. Le genre est un clavier élaboré ensemble, mais sur lequel chacun peut jouer sa petite musique. Un genre professionnel vivant résonne des différentes manières de faire et de dire qui sont en vigueur, ou qui l’ont été, dont on parle entre collègues, qui sont l’objet d’histoires racontées, de controverses. Transmises entre pairs, ces variantes « donnent du jeu » à l’activité de travail individuelle. Elles permettent au sujet qui en dispose d’agencer son action de façon originale, de la réaliser effectivement de manière personnelle. Une bonne maîtrise du genre et de ses variantes permet de développer un « style d’activité ». A son tour, le style d’activité contribue au renouvellement du genre professionnel. Ainsi, le genre est à la fois ce qui permet de mettre les ressources de l’histoire accumulée au service de l’action présente des uns et des autres, et en retour, il est ce qui permet d’y déposer ce qui a été trouvé en travaillant.
Ainsi, dans un collectif, les désaccords sont utiles, et même souhaitables. Pour Yves Clot : « il y a collectif de travail si et seulement si je peux encore dire à mon collègue de travail : « ce n’est pas du boulot » ». En psychologie du travail, on parle de dispute, ou de controverse. Il y a collectif lorsque la controverse est possible, lorsque les critères de qualité du travail continuent à être discutés dans le milieu professionnel, quand « ce qu’on ne partage pas encore, est plus important que ce qu’on partage déjà ».
La controverse est ce par quoi le collectif remet sans cesse le métier au travail, pour l’actualiser au gré des nouveaux inattendus du réel. C’est par la controverse que chacun est amené à s’expliquer sur ses actions, à en dévoiler les ressorts, à mettre en visibilité l’expérience et l’intelligence qui y sont enfouies. Ce faisant, chacun rend disponible, pour lui-même et pour le collectif, ce que la confrontation au réel l’a amené à inventer comme réponses originales. L’exercice de soumettre au débat son activité, d’avoir à s’en expliquer, permet de porter à la conscience quelque chose qui était jusque-là très incorporé, enfoui dans le corps. Ainsi porté au rang d’objet conscientisé et discutable, l’expérience vécue peut être transformée en instrument pour vivre de nouvelles expériences.
La controverse est donc le carburant du collectif, ce par quoi il reste vivant. Elle est ce qui permet à l’activité de chacun de continuer à enrichir le collectif de ses nouvelles trouvailles, tout en permettant à chacun d’intégrer en lui-même les ressources du collectif. « La “dispute professionnelle” fait passer le collectif à l’intérieur de chaque professionnel où cette “dispute” se poursuit qu’il le veuille ou non. Du coup, la personne n’est plus seulement dans un collectif, c’est le collectif qui glisse dans la personne[3] ».
La controverse est donc le moyen de prendre soin du collectif, de maintenir vivant le genre en tant qu’instrument collectif.
A l’inverse, un déficit de discussions et de débats au sein d’une équipe ne peut conduire qu’au rabougrissement du collectif, et déboucher inéluctablement sur la multiplication des conflits. Partout où il y a inflation des querelles de personnes, c’est le signe de la déflation des querelles de métier. La dégénérescence de la dynamique du débat dévitalise l’organisation collective qu’elle rend de plus en plus formelle et rigide, au détriment de l’efficacité et de la santé. Privée de toutes les variantes et les nuances que le genre permettait d’apporter, l’organisation s’impose comme une manière unique de faire. Elle se présente sous une forme pétrifiée, canonisée, non négociable. Elle est pourtant incapable de répondre à la complexité du réel, ne laissant plus d’autres alternatives aux travailleurs que celle du contournement transgressif du règlement, assumant seuls tous les risques qui en découlent. Les désaccords se transforment alors en conflits, et l’organisation se sacralise encore davantage, alimentant un cercle vicieux qui désagrège le collectif.
[1] Darré, 1994, cité par Clot Y. et Faïta D. dans la revue Travailler n°4
[2] Clot Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. PUF – Coll. Le travail humain.
[3] Clot Y. (2010). Le travail à cœur – Pour en finir avec les risques psychosociaux. La Découverte